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La situation météorologique anormale qui a affecté la majeure partie de l’hémisphère nord au cours de l’hiver et du printemps a été provoquée par l’inversion des basses pressions polaires prédominant dans les conditions normales au niveau des masses d’air arctiques. Un système de haute pression statique s’est installé à la place, causant un renversement consécutif des jet-streams dans l’hémisphère nord, d’où un régime des vents et des ouragans aberrants dans la troposphère. Le résultat de ce phénomène a donc été des inondations surabondantes dans le Midwest américain et la péninsule scandinave tandis qu’une sécheresse généralisée sévissait aux latitudes inférieures.
Si cette situation est due à une intervention humaine, les modifications climatiques auxquelles il a été délibérément procédé ont revêtu une telle ampleur que les ordinateurs de l’Agence internationale de Météorologie sont dans l’incapacité de prévoir la fin de la chaîne des phénomènes anormaux associés. En d’autres termes, les conditions climatologiques peuvent redevenir normales dans quelques semaines, dans quelques mois, dans quelques années – ou jamais. Nous n’avons pas d’informations suffisantes pour établir un pronostic valable.
Dr R. Copeland III,
coordinateur en chef de l’A.I.M.
Déclaration faite devant
la commission d’assistance aux sinistrés,
du G.M., 22 juin 2008.
Debout sur la terrasse, Hamoud regardait la ville. Autrefois, quand l’exportation de son pétrole apportait tant d’or à l’Irak, Bassora était un port actif et animé.
Mais, aujourd’hui, le port était presque paralysé. La plupart des quais pourrissaient sous le soleil caniculaire. Les tours des anciennes raffineries, délabrées faute d’entretien, se dressaient contre le ciel, semblables à des ruines noircies. Il n’y avait dans la rade que deux cargos fatigués et mangés de rouille qui chargeaient des dattes et des ballots de laine. Les mêmes marchandises que Sinbad embarquait, songeait Hamoud avec amertume.
Le pétrole s’en était allé et, avec lui, l’or qu’il faisait affluer. Où avait-il disparu, cet or ? Dans les coffres des al-Hachémi et consorts. Dans les poches des étrangers qui revenaient à présent construire des centres de tourisme pour que les riches Occidentaux puissent narguer les Arabes misérables et arriérés.
Hamoud serra les poings. Pour eux, nous sommes tous des Arabes. Kurdes, Pakistanais, Libanais, Saoudiens, Hachémites… tous des Arabes. Des conducteurs de chameaux et des marchands de tapis. Voilà comment ils nous voient.
Rien ne bougeait ou presque dans la ville assoupie, écrasée de soleil. Mais Hamoud attendait en scrutant le ciel flamboyant. Bahjat, un peu plus loin, faisait fébrilement les cent pas.
Il n’avait pas eu de peine à la faire sortir clandestinement de la demeure de son père. Ensuite, il était rentré chez lui pour ne pas attirer les soupçons. Al-Hachémi avait fouillé Bagdad de fond en comble pour la retrouver mais Hamoud avait fait traverser à la jeune fille la frontière iranienne avant l’aube pour la mettre à l’abri à Shiraz. L’émir l’avait alors convoqué pour lui demander – pas lui ordonner – d’utiliser ses contacts avec le F.R.P. afin de la récupérer. Il paraissait savoir que Bahjat et Shéhérazade ne faisaient qu’un, bien qu’il n’en eût pas parlé ouvertement.
— C’est là.
Le pilote tapa sur l’épaule de Denny et tendit le bras. L’architecte regarda dans la direction indiquée et vit des ruines éparses au milieu de l’étendue désertique.
— Babylone ? cria-t-il pour dominer le bruit des pales de l’hélicoptère.
— Babylone, confirma le pilote en souriant de toutes ses dents.
— Vous ne pouvez pas descendre un peu plus bas ?
— Il ne faut pas trop brûler de carburant si vous voulez qu’on atteigne Bassora sans faire escale.
Néanmoins, il descendit et Denny balaya du regard les colonnes brisées et les pierres disséminées, vestiges de ce qui avait été l’une des sept merveilles du monde antique. Babylone émergeait des sables comme les ossements blanchis d’un monstre préhistorique.
Je vous ressusciterai, promit silencieusement Denny aux pierres mortes. Et les gens viendront des quatre coins de la Terre pour vous contempler à nouveau avec stupeur.
Déjà, il dressait le plan de la future ville dans sa tête. Le temple ici. Là, le portique et ses colonnades. Au bout, le palais et les jardins suspendus…
L’hélicoptère reprit de la hauteur comme une feuille happée par un tourbillon et, laissant les ruines derrière lui, piqua vers le sud. Denny, sanglé dans son harnais, se pencha pour jeter un dernier coup d’œil à Babylone et se réinstalla dans son siège.
Bahjat lui avait téléphoné et lui avait donné des instructions précises d’une voix haletante et pressante. Loue une voiture et rejoins Mossoul. N’essaie surtout pas de prendre l’avion à Bagdad : l’aéroport est surveillé. Une fois arrivé à Mossoul, va voir un professeur de l’université nommé as-Saïd. Il t’aidera à accomplir la deuxième étape du voyage. Et elle avait raccroché avant que Denny ait eu le temps de placer un mot.
Le professeur en question se révéla être un jeune mathématicien barbu au regard ardent qui considéra Denny avec une grande méfiance pour ne pas dire avec aversion. McCormick, qui avait entendu raconter que l’université de Mossoul était une pépinière de militants du F.R.P., pensa qu’as-Saïd était peut-être un de ces activistes révolutionnaires. Autrement, pourquoi Bahjat aurait-elle affaire avec lui ?
Qu’il appartînt ou non au F.R.P., le professeur le conduisit dans les collines jusqu’à un héliport privé et le fit embarquer à bord de l’hélicoptère rouge et blanc qui faisait présentement route vers le nord. Vers Bassora. Vers Bahjat.
L’architecte songea fugitivement au palais du calife. Sans lui, le chantier serait interrompu. Et alors ? Bahjat était plus importante. Rien n’avait plus d’importance qu’elle. Le travail attendrait. Ils partiraient tous les deux pour Messine et il demanderait d’être déchargé du projet pour raisons personnelles. Quand ils verraient Bahjat, là-bas, ils comprendraient.
Comment reconstruirai-je Babylone si son père est toujours aussi monté contre nous ? Ce fut avec un sourire qu’il répondit à sa propre question : Qu’est-ce que cela peut faire ? Tant que Bahjat sera avec moi, qu’importe ce que nous ferons et où. Le monde entier nous appartiendra !
Bahjat et Hamoud attendaient toujours sur la terrasse. Le soleil, à l’ouest, sombrait derrière les montagnes.
— Tu ne sais pas ce qu’est devenue Irène ? s’enquit la jeune fille.
— Non. C’est toi qui comptes, pas elle.
— Mais elle est mon amie.
— Chez nous, il n’y a pas d’amis. L’amitié est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre.
Les épaules de Bahjat s’affaissèrent.
— C’est une cruelle manière de vivre.
— Tu aurais préféré rester chez ton père ?
— Tu aurais préféré qu’il m’expédie sur Île Un ? riposta Bahjat avec colère.
— Peut-être as-tu eu tort de refuser d’y aller.
— Que veux-tu dire ?
— Avoir quelqu’un à nous dans la colonie aurait peut-être été une bonne chose. Tu te rends compte de ce qui se passerait si nous réussissions à la détruire ?
— La détruire ? Mais pourquoi ?
— Pourquoi pas ? N’est-elle pas le symbole des multinationales et du pouvoir des riches ? En la détruisant, nous montrerions notre force.
Bahjat tourna la tête et leva les yeux vers le ciel rouge.
— L’hélicoptère est en retard.
Hamoud grimaça intérieurement. Elle attend son amant comme une chienne en chaleur. Mais bientôt il n’y aura plus que moi, et moi seul, dans sa vie.
— Es-tu sûr de nos camarades de Mossoul, Hamoud ?
— On peut avoir entièrement confiance en as-Saïd. Comment crois-tu qu’il se débrouille pour conserver son poste à l’université ? Et sauver sa peau ? On peut se fier à lui pour deux choses, ajouta Hamoud dans son for intérieur. Les mathématiques et les bombes à retardement.
Un coup de vent venu des collines lointaines arracha un frisson à Bahjat qui croisa frileusement les bras sur sa poitrine.
Enfin, une tache d’argent apparut dans le ciel à présent violet.
— C’est lui ?
— Certainement, répondit Hamoud.
L’hélicoptère se rapprochait lentement. Blancs et rouges, ses feux clignotaient, leur faisant signe. Il suivait un cap légèrement oblique comme un cheval au galop et Hamoud en déduisit que le pilote devait lutter contre un violent vent latéral.
C’est un bon pilote, se dit-il. Mais la cause exige des sacrifices. Elle ne me croirait pas si un de mes hommes ne mourait pas dans l’accident.
L’hélicoptère grossissait. On entendait maintenant le grondement lointain de son rotor. Il approchait de l’aire d’atterrissage attenante au port.
Et, soudain, il se transforma en une gerbe de feu tandis que s’épanouissait dans le ciel une immense et sombre fleur de fumée et de flammes. Juste avant que leur parvienne le coup de tonnerre de l’explosion, Hamoud entendit le « Non ! » étranglé que Bahjat laissa échapper.
Elle demeurait pétrifiée, les yeux fixés sur l’épave qui tombait en tournoyant vertigineusement, vomissant des débris incandescents semblables à des boules de feu charbonneuses.
— Non…, répétait-elle d’une voix hachée de sanglots. Non… non…
Hamoud, bras ballants, conservait un masque impassible.
L’hélicoptère s’écrasa avec un bruit de ferraille. Un réservoir se rompit et explosa dans un nouveau geyser de feu.
— Je l’ai tué, murmura Bahjat dans un soupir torturé. C’est ma faute, ma faute…
— Non. C’est ton père qui l’a tué. Il a sans doute renoncé à l’idée de se servir de lui pour te retrouver.
Bahjat regarda Hamoud. Ses yeux étaient rougis et son visage défait.
— Mon père. Oui, c’est lui. Il détestait Denny.
Hamoud ne dit rien.
— Et maintenant, je le hais ! gronda-t-elle. (La fureur s’était substituée à sa douleur et elle brandit le poing vers le ciel.) Je le vengerai ! Le monde entier paiera pour son meurtre ! (Et, se tournant vers Hamoud, elle ajouta :) Nous détruirons Île Un. Toi et moi… ensemble.